Chroniques

Le pain quotidien

Elle a enfin réussi sa première miche. Personne ne pourra lui ôter cette victoire, aucune critique, pas de moue dubitative. Elle l’a modelée de tous ses doigts boudinés par l’exercice répété du pétrissage depuis près de trois mois.

Elle l’a donc vaincue, son angoisse de la farine (semi-complète). Adieu, les sueurs froides en pleine nuit, réveil brutal pour un oubli de levure boulangère, ou pour une température de pousse pas assez tiède, au fond du four, la cuisine toujours en état de siège permanent.

Elle a fini par s’accoutumer à la compagnie de ses ustensiles de cuisine, elle qui n’a jamais supporté le moindre rapport de proximité avec un mixeur ou une spatule en bois. Autrefois passée maîtresse dans l’art subtil du plat réchauffé de qualité, renouant sans fard avec le charme centenaire du traiteur gourmet de son quartier, elle se targuait parfois d’être l’auteure de la meilleure tarte tatin de la ville, pourtant incapable d’éplucher une pomme sans y perdre quelques centimètres de chair.

Elle tapote la croûte du bout des doigts, comme elle a déjà vu faire à la télévision. Enfin, ça a l’air de sonner plein, et chaud. Elle devine la mie moelleuse et fumante sous la carapace croustillante, qu’elle tartinera bientôt de mousse de canard, au petit déjeuner, accompagnée d’un café allongé.

Mais elle a la victoire épuisée, des jours qu’elle ne dort plus. Avant de fermer les yeux pendant quelques heures, prendre les plus beaux clichés, en profitant de la belle lumière du jour qu’offre sa terrasse : nappe à carreaux, motte de beurre, grappe de raisins, camembert…Tout doit donner l’impression d’un repas intimiste au milieu des glycines.

Elle aurait aimé partager ce moment avec Idriss, mais il n’avait pas supporté de la voir s’enfoncer dans son «délire Top Chef» selon ses dires. «Une échappatoire pour ne pas affronter le tsunami qui leur arrivait droit devant», quelle blague, vraiment n’importe quoi, lui et ses métaphores maritimes éventées.

Il était allé jusqu’à lui fixer un ultimatum : le retrouver au troquet du coin dans une heure, pour enfin faire le point sur la situation, ou en rester là, après huit ans qui pesaient comme huit jours, du moins pour lui. On voit bien qu’il ignore à quel point sa félicité amoureuse dépend de sa maîtrise à elle du kintsugi conjugal, soupire-t-elle en améliorant la mise au point.

Programmant ses clichés sur Instagram, elle tombe sur une recette express de croissants au beurre…Elle pourrait lancer une première pâte, juste pour voir, mais le timing sera un peu juste, et elle n’a pas encore pris sa douche…Entre huit ans d’intimité bancale où tout est à raboter, combler, ou la promesse certaine d’une parfaite bouchée moelleuse, voici qu’elle s’étonne d’éprouver un dilemme intérieur. Au moins, la rupture aurait meilleur goût que cette atroce bière artisanale qu’on sert au Café de la Mairie.

Quelques heures plus tard, sur une terrasse parfumée des promesses d’un soir fébrile, et trois fournées de viennoiseries plus tard, un couple se regarde manger sans avoir besoin de dire, sinon de ne plus jamais jurer de rien, et d’essayer de se persévérer, une fois encore.

Image@Sarah Pflug

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