John Ashbery, poésie en réalité augmentée
S’il existe une époque au sein de laquelle la poésie s’insère parfaitement, c’est bien celle que nous parcourons : à travers elle, la légèreté l’emporte sur l’incertitude, la curiosité sur la crainte de tout, l’absurde sur l’obscurantisme.
Un lieu privilégié où s’abriter : c’est dans cet objectif que j’ai débuté ma lecture de l’une des œuvres les plus révérées de l’auteur américain John Ashbery (1927-2017), Autoportrait dans un miroir convexe. Un de ces moments durant lesquels l’air se met à manquer, et l’imaginaire est à bout de souffle. Alors un livre, vite. Surtout, ne pas attaquer en sachant que l’on pénètre dans l’antre d’un chef-d’œuvre, au risque de partir à la traque au sublime à chaque page, oubliant de se laisser bercer par la simple cadence des mots.
J’aime les éditions Joca Seria pour permettre ces moments, et, plus particulièrement, j’admire la dextérité de son gang de traducteurs passionnément dévoués à la tâche délicate d’ouvrir le public francophone à cette puissance littéraire là, ici, le trio de choc Pierre Alferi, Olivier Brossard et Marc Chénetier. Je les remercie pour leur courage (leur douce folie ?) de s’attaquer à un tel monument poétique, sans lequel je serais certainement passée à côté d’un recueil notamment couronné du Prix Pulitzer (1976).
On peut parfois, à tort, supposer que la poésie se doit d’être limpide, délicieuse dès la première approche : elle reste pourtant plurielle, pleine de contrastes et d’accidents heureux, de contre-sens compliquant la lecture. Qui a dit que lire des vers devait être chose facile ? A mes yeux, l’activité est à l’image de la vie, aussi sinueuse et complexe qu’étourdissante de clarté.
Ainsi, prenons un extrait de Poème en trois parties, 1. Amour, qui débute de la façon la plus naturelle du monde par :
« Un jour j’ai laissé un mec me sucer.
Mais j’ai un peu fait machine arrière.
Bien des années plus tard, j’y pense maintenant
Sans émotion. Pas eu envie de recommencer,
Pas de blocages non plus. Peut-être qu’en des circonstances favorables
Ça pourrait se reproduire, mais bon, je ne sais pas,
C’est juste que j’ai d’autres choses en tête,
Des choses plus importantes. Peu importe
Qui couche avec quoi. Ce qui importe, c’est les sentiments.
Je pense surtout aux sentiments, ils gonflent ma vie
Comme le vent, comme les nuages en cascade
Dans un ciel plein de nuages, nuage sur nuage. »
Lorsque l’auteur publie ce poème, il a 48 ans, plusieurs recueils à son actif, et affronte des commentaires toujours plus acerbes quant à son style, jugé trop complexe. Il s’emploie pourtant à développer un univers encore plus dense, espère-t-il, avec Autoportrait. Or, dès la parution, la critique est unanime, bien que son écriture, quasi-surréaliste (ce qualificatif le ferait certainement rire), relevant parfois du cadavre exquis, continue de dérouter une partie de la presse spécialisée, tout en réunissant un public toujours plus conquis.
A l’instar des vers ci-dessus, John Ashbery parvient à tirer d’une scène des plus triviales (bien que les émeutes de Stonewall n’aient que six ans) une mélancolie dense, drôle. L’introspection y est servie sans fards. Et puis, soudain, le réel est étiré jusqu’à se fissurer, laissant place à une diffraction du verbe, balayant la nécessité du sens à tout prix :
Le vernis de la nuit se répand. Une lune à la pâleur cistercienne
Est montée jusqu’au centre des cieux, bien installée,
Enfin attelée à l’affaire des ténèbres.
Et toutes les petites choses de la terre poussent un soupir.
Les livres, les papiers, les vieilles jarretelles et boutons de caleçon
Rangés quelque part dans une boîte en carton blanc, et toutes les
versions
Mineures des villes mises à plat par l’uniforme nuit.
L’été exige et reprend trop,
Mais la nuit, réservée, réticente, donne plus qu’elle ne prend.
Ces vers, tirés de Tel l’ivrogne embarqué de force sur le coche d’eau, premier poème du recueil, annoncent déjà la tonalité de l’ensemble. Tout n’est ici que célébration du geste poétique, de la liberté qu’il engendre à bout de plume.
Le lecteur dérouté par l’incroyable impunité avec laquelle Ashbery se saisit des mots pour mieux les adapter à son environnement ne trouvera nul lieu où se rassurer. L’écrivain ne dépend plus des substantifs, mais les ramène à des petits outils qu’il déplace à l’envi loin de leur habitat naturel. Hors-champ, il balaye du regard ce que l’on repousse soigneusement derrière les tentures…
Je me sens comme si quelqu’un m’avait confectionné un gilet
Et que je le portais dehors dans la campagne
Par loyauté envers cette personne, bien qu’il
N’y ait personne pour voir, à part moi-même
Avec ma vision intérieure de ce à quoi je ressemble.
Porter ce gilet est un devoir et un plaisir à la fois
Parce que cela m’absorbe, m’absorbe trop.
(Extrait de Ode à Bill)
…et ajoute une nouvelle arborescence érudite à nos pensées limitantes, sculpteur assidu d’un monde intérieur hors-cadre :
Peut-être qu’un autre jour on voudra revoir tout ceci
Qui paraît aujourd’hui compressé comme des lignes entassées
Dans l’une de ces images qu’on fait se refléter dans un tube poli
Pour obtenir l’effet optimal et c’est possible
Je le sens dans les frêles allonges du temps
Venteux qui balaie avec éloquence ces rues lugubres
Et donne à toutes choses le lustre d’une laque.
(Extrait de Orchestre de danse lithuanien)
Il y a quelque chose dans le souffle de John Ashbery, une audace et un plaisir d’écrire le monde à l’envers du pré carré établi. Non pas par pure provocation (quoique…) mais parce que son regard est ainsi fait, calibré pour transcender l’idéal logique, parsemant son recueil de micronouvelles dont les hérauts du postmodernisme n’auraient pas boudé tout le mordant (La situation s’aggrave).
Tout ce que nous savons
C’est que nous sommes légèrement en avance et
Qu’aujourd’hui possède cette particulière et lapidaire
Aujourd’huité que la lumière du soleil reproduit
Fidèlement en jetant des ombres de rameaux sur de pimpants
Trottoirs.
(…)
Aucune journée passée n’aurait été semblable.
Longtemps, j’ai pensé qu’elles étaient toutes pareilles,
Que le présent faisait toujours le même effet à tout le monde,
Mais la vague de cette confusion reflue et chacun
Rejoint sans cesse la crête de son propre présent
(Extrait d’Autoportrait dans un miroir convexe)
Avec Ashbery, il n’y a plus d’uniformité qui tienne ; les jours prennent un tournant tortueux, et malgré la crainte de ne pas avoir les armes pour tout voir, tout comprendre, on prendra le temps infini de lire et relire chacun de ces poèmes, coincés que nous sommes dans cette canopée luxuriante, dont on ignorait jusqu’à la seule possibilité :
Ce sont les bleus et les épreuves
Qui nous disent si nous serons connus
Et si notre sort peut être exemplaire, comme une étoile.
Tout le reste attend
Une lettre qui n’arrive jamais,
Jour après jours, l’exaspération
Jusqu’à ce que tu finisses par déchirer l’enveloppe sans savoir de quoi
il s’agit
Les deux moitiés posées sur une assiette.
Autoportrait dans un miroir convexe, de John Ashbery (traduit par Pierre Alferi, Olivier Brossard et Marc Chénetier), ed. Joca Seria