A Ivry, la pièce « La Ronde » se joue des cœurs et des corps avec brio
Le duende, c’est cet esprit ancestral, ce fluide quasi-surnaturel qui habite les musiciens et danseurs de flamenco. On ne le traduit pas, il ne s’explique pas. Et dans cette belle salle du théâtre El Duende, à Ivry, suffisamment accueillante pour créer de l’intime, il s’infiltre partout, acte de douce résistance. C’est donc sans étonnement que la pièce La Ronde, présentée par la Compagnie du Fil Noir, porte en elle toute cette sincérité, tout cet enfièvrement qui fait d’une pièce une grande pièce.
Une structure moderne autour d’une forme idéale
La Ronde se compose de dix histoires courtes à deux protagonistes, ayant pour point d’orgue une relation charnelle. Un fil conducteur : chacun rencontrera deux partenaires successifs : la prostituée séduit un soldat, qui lui-même se liera à une femme de chambre, qui ira retrouver un jeune homme…Les personnages défilent jusqu’à revenir à la prostituée et, de fait, forment une « ronde » teintée de scandale.
Dès le départ, la pièce étonne par ses aspérités, loin des représentations rebattues des sentiments, et noue entre les personnages un feu continu, inaltérable.
La rencontre du théâtre et de la danse
Intoxiqués de désirs, Pauline Marbot (ex-membre des Chiens Andalous) et Martin Guillaud communiquent une dynamique brûlante aux figures qu’ils incarnent, témoignent de leurs batailles. D’un pas, d’un regard, ils balaient tous les tropismes dont nous avions forgé nos imaginaires, à coup de littérature convenue. La justesse de leur jeu prend une envergure bouleversante grâce à la chorégraphie de Simon Lambert, qui parvient à élever le duo avec brio, au gré de la valse des instincts.
C’est que les scènes de sexe, instants pivots, sont dansées : les silhouettes s’étirent, s’enlacent, subissent parfois, ne s’empêchent pas. Les mouvements épousent le rythme des ardeurs, sous les pulsations électro du compositeur Bodak qui semble avoir trouvé l’exact tempo, en illustrant les luttes plutôt que de les mimer.
Un regard sans ambages sur l’amour moderne
La Ronde nous donne à regarder bien en face le tranchant de l’amour moderne ; sans céder aux clichés, les couples voguent entre fièvre désabusée et tendresse feinte, stupre vertueux et manipulations froides. Car c’est bien le paradoxe de la relation filiale qu’entretiennent la violence et l’érotisme qui se joue également ici. Les personnages se repoussent, assènent des tirades cruelles pour mieux se retrouver, résignés à demeurer les jouets de leurs insatiables appétits.
L’auteur de la pièce, Arthur Schnitzler, écrivain autrichien, l’avait déjà bien compris, ne doutant pas, en 1897, du « jour singulier [qu’elle jetterait] sur certains aspects de notre civilisation » ; il refuse de feindre le réel et dépeint les entrelacs en clair-obscur de notre rapport à la chair.
Furieusement moderne, la pièce aborde l’amour et la sensualité dans toute sa violence, chaque personnage se livrant à l’autre sans armure. Et si on ne peut s’empêcher de trouver certains profils plus aboutis que d’autres, c’est parce que le trait se veut parfois forcé, nous poussant à rire des duplicités et autres cruautés des personnages, qui sont aussi les nôtres.
Une mise en scène libératrice
Les comédiens nous livrent un jeu presque naturaliste, d’une liberté rare, à travers lequel nous déposons nous aussi les armes. L’amour n’a rien à faire de la dignité ; tout ici reste une ode à cette périlleuse vulnérabilité qui laisse nos petits cœurs transis en lisière, éperdus, écorchés, mais bien plus vivants qu’au départ.
On ne pourra que saluer la sobriété de la scénographie de Camille Roy, permettant aux acteurs de développer la palette de leurs talents. Un foulard, deux chaises et autant de tables, un cadre lumineux : les corps frissonnent sous quelques centimètres de tissus, nous rappellent à nos devoirs d’êtres vibrants. De la nécessaire folie d’aimer.
Au-delà des portraits classiques (la comédienne manipulatrice, le ministre mégalo, l’épouse modèle…), c’est aussi la question du genre qui émerge. Inversion des rôles ou bannissement salvateur d’une distribution des codes toute artificielle ? Dans un certain tableau, le féminin et le masculin ne s’opposent plus, mais se complètent, fusionnent.
La Ronde a su mettre à jour un nouveau chemin : tout en interrogeant les injonctions sociétales qui nous meuvent, elle porte un regard bienveillant sur l’absurdité de l’existence, à laquelle seuls l’amour et l’art confèrent du sens.
Si l’amour existe, il a le goût doux-amer de la sueur de nos corps bousculés, de nos désirs pluriels et non genrés enfin assumés. Et du plus loin que je m’en souvienne, cela ressemble à un bon début.
La Ronde,
Une création Théâtre & Danse d’après l’œuvre d’Arthur Schnitzler
Adaptation texte de Camille Roy et Pauline Marbot
Avec Pauline Marbot et Martin Guillaud
Chorégraphies de Simon Lambert
Musique originale de Bodak
Crédit photos : Lola Gadea