Chroniques

Un très bon ami

Alice a un ami, un très bon ami, appelons-le Aymeric.

Aymeric, elle l’adore, ils passent ensemble de beaux moments de complicité. Ils sont sur la même longueur d’onde, et partagent des passions communes : les concerts dans des bars interlopes auxquels seuls les initiés peuvent accéder. Le tir à l’arc, découvert à la faveur d’un camp de vacances à côté de Saint-Malo. Et puis la cuisine italienne parce qu’après tout, il s’agit bien de la seule gastronomie à mettre tout le monde d’accord.

Alice et Aymeric se sont rencontrés lors d’un mariage : ils étaient les seuls à être venus non accompagnés et, dans ce genre d’évènement, un tel point commun rapproche, inévitablement.

Très vite (de l’ordre de la nanoseconde, pour vous donnez une échelle de mesure), Alice a compris qu’Aymeric ne serait jamais, jamais un homme pour elle. Ses joues rose jambon (celui sans sulfite), sa démarche, sa façon d’avoir besoin d’attirer l’attention en parlant un décibel plus fort dans les lieux publics, l’absence totale d’alchimie sensuelle surtout, elle savait qu’elle ne s’en accommoderait jamais. La vie peut paraître très longue auprès de quelqu’un dont les singularités vous agacent puissamment. Avec un ami, c’est différent, le lien est de l’ordre du compagnonnage, de la collaboration, et la possibilité de lâcher des vérités qui fâchent devant une pinte moins décisive qu’au sein d’un couple.

Très vite donc, Alice a fait part de son positionnement affectif à Aymeric, dès lors qu’un jour de sortie cinéma, la main de celui-ci s’était retrouvée, par un miracle dont elle s’interroge encore sur le déroulement, contre son épaule gauche, l’auriculaire dangereusement situé à l’orée de son sein, robe décolletée oblige. Le moment fut embarrassant, mais salutaire et puis, au bout d’un mois de sorties et d’apéros improvisés chez l’un ou l’autre, il était temps. Et surtout, Aymeric avait eu l’air parfaitement en accord avec elle. Oui, ils étaient de bons amis, de très bons amis même. Et c’était très bien comme ça.

Les mois passant, leur relation ne s’est jamais affadie ; au contraire, elle s’est densifiée. Au petit-matin, Alice peut se réveiller chez elle avec des croissants frais sur la table du petit-déjeuner, merci Aymeric, et le lundi commence sur un brunch improvisé en tête-à-tête. En cas de coup de vague à l’âme, Aymeric passe chez elle avec une bouteille de vin, Alice sort les olives à la grecque, et à eux la soirée-série (Scrubs, pour les initiés). Elle-même n’hésite pas à alimenter sa semaine en petites attentions, comme lui commander un gâteau pour son anniversaire, livré à son bureau même, la petite carte en bonus, ou passer l’encourager avant une réunion importante avec un plat de cannellonis maison.

Parfois, Aymeric peut avoir un regard un peu appuyé, une main molle lorsqu’il lui tend son manteau, des lèvres qui s’attardent en se faisant la bise, mais Alice s’en sort toujours par une pirouette, une taquinerie, une forme de distance polie, mais ferme. De très bons amis.

Un matin de janvier, un de leurs dimanches brunch, Alice rejoint Aymeric, le visage chaussé de grandes lunettes de soleil. Sous les taquineries insistantes de son ami, elle admet avoir pleuré toute la nuit sur sa fraîche séparation avec Elias, son petit ami depuis deux mois. Ce n’est pas une surprise, ce mec a toujours été un con avec toi. Non, il ne l’a pas toujours été ou, en tout cas, sous l’emballage brillant et le gros nœud rouge, elle n’a pas su déceler l’odeur de beurre rance de l’absolue misogynie.

Aymeric aurait pu s’en tenir là, entamer son assiette de pancakes, et passer au résumé de sa semaine. Mais, non.

Et puis, au fond, vous les femmes, il faut se le dire, avez un goût immodéré pour les connards.

Entre deux sanglots (vous savez ces sanglots anciens qui vous enserrent la gorge des heures après avoir pleuré), Alice constate Aymeric. Il semble courroucé.

Moi, par exemple, je fais tout ce qu’il faut : j’achète des croissants frais le matin, je prends des nouvelles, je suis prêt à traverser la ville pour la retrouver lorsqu’elle se sent mal, je m’intéresse à ce qu’elle fait, je ne suis pas un mauvais amant, et, pourtant, rien n’y fait, je suis célibataire depuis des années-lumière.

Alice fait glisser prestement ses lunettes sur la table. Non…pas lui, pas Aymeric. Serait-il possible qu’Aymeric l’ait…fuck-zonée ?

Aymeric…Tu es conscient qu’il en faut plus pour se mettre en couple, n’est-ce-pas ?

Ah oui, et qu’est-ce qu’il vous faut de plus ? (A chaque généralité et autres vous, ou sa variable maléfique, vous les femmes, les âmes de dix chatons s’envolent vers les cieux).

Pour ma part, puisque je ne peux pas parler au nom de toutes, je recherche une connexion, une attirance, ce petit plus qui donne envie d’aller plus loin, ce tressaillement aussi, au plus profond de mon plexus solaire.

Un…tressaillement ? Aymeric éclate de rire. Vous, mesdames, êtes à la recherche d’un tressaillement ? (et dix chatons de moins)

Oui, un tressaillement, et puis le courage de l’empathie, surtout.

L’empathie ? Et prendre des nouvelles, s’intéresser à l’autre, la déposer chez elle le soir, ou la raccompagner au métro, ce n’est pas de l’empathie ça ? Franchement, je ne sais pas ce que vous cherchez… (pauvres chatons, partis trop tôt)

En réalité, s’intéresser aux autres, prendre des nouvelles, offrir un présent de temps à autre, cela fait partie du package standard des relations humaines, Aymeric. C’est comme un serment que nous aurions tous prêté à la naissance, celui de se reconnaître des droits inaliénables, ceux de la gentillesse et de la prévenance. Sachant qu’environ 26% des femmes reconnaissent avoir renoncé à sortir de chez elle en raison de l’insécurité dont elles sont la cible en marchant dans la rue seule, raccompagner l’élue de ton cœur, ou n’importe laquelle de tes amies ou personne de sexe féminin me semble plutôt de l’ordre…du bon sens. Tu es toujours sympa dans l’espoir d’obtenir quelque chose ? Un bon point, une pipe ?

Mais aucun mec ne s’y intéresse ! Je suis le seul dans ma bande à le faire ! Les autres, comme ton ex, ils s’en fichent ! Et qu’est-ce que je récolte, en guise de remerciement ? La friendzone éternelle ! Même toi, tu n’as pas voulu de moi, malgré tous mes efforts !

Aïe. Alice peut voir qu’Aymeric se mord l’intérieur des joues pour avoir lâché la phrase de trop. Devant leurs œufs brouillés aussi refroidis que l’ambiance, les deux amis ne savent plus trop quoi se dire, à part siroter leur jus de pommes bio en s’évitant du regard.

Aymeric, je pensais que…enfin, tu sais bien que tu n’as pas besoin de me convaincre ? Je pensais que nous avions réglé la question depuis des mois…que nous étions juste amis…

Non mais, c’est bon, je plaisantais, hein.

Pour la première fois depuis des mois, Aymeric demandera à partager l’addition (en général, ils payaient à tour de rôle, la totalité). Il ne lui tiendra pas la porte, ne la raccompagnera pas au métro en lui racontant des anecdotes croustillantes. Il ne répondra plus à ses messages ou ses appels qu’au prix d’un pénible silence de quelques jours. Il sera moins disponible, moins enclin à sortir. Même ses taquineries se feront plus féroces, presque malaisantes. Jusqu’à l’évaporation, réapparaissant au moment des fêtes pour un message laconique, oui, la santé surtout, bonne année hein.

Depuis, Alice a rencontré Lucien, il est sympa, elle a envie d’en faire un ami, il a l’air d’accord, on verra bien. Aymeric, lui, elle l’a croisé à la sortie d’un restaurant, il tenait la porte à une jeune femme. Il en faisait des tonnes, comme à l’accoutumée, et puis Alice les a vus s’échanger une bise polie. Un très bon ami.

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