Sampler la mémoire avec Jill Chauvat
Ce que j’aime en me rendant dans une galerie d’art, en dehors de jouer des coudes pour quelques gorgées de champagne tiède dans des gobelets en plastique, ce sont les rencontres impromptues.
Pourtant, lorsque j’ai croisé Jill Chauvat il y a quelques jours, à Belleville, un vendredi pluvieux comme Paris en a le secret, il n’y avait ni foule ni petits-fours à la garniture indescriptible. Juste une envie de parler et de regarder des illustrations, des dessins, des fanzines et, le temps d’une après-midi, de réaliser combien la création reste un inépuisable vivier de possibles pour qui prend la peine de vraiment y plonger. Sortez vos maillots, donc.
Jill Chauvat est une artiste, même si ce mot, elle le trouve limitant tant elle aspire à plus de transversalité dans son identification à sa pratique. Il est vrai qu’elle est aussi autrice, dessinatrice, plasticienne, peintre. Ce goût pour la multiplicité se retrouve également dans les techniques via lesquelles elle s’exprime : taille-douce, sérigraphie, linogravure…autant d’outils pour donner vie aux mondes que son imaginaire et son réel hébergent.
Quand on lui demande quel est son style, elle répond qu’il est « comme des humeurs » : Jill est une artiste mouvante, et sa spontanéité lui permet des micro-fractures indolores dans la pop culture, dont témoignent ses œuvres singulières. Ainsi son Jordan 2, qui ramène le héros des Chicago Bulls à une figure prophétique, figé dans une pose méditative. Dans Michael Corleone, elle opte pour une mise au point grossissante sur l’incarnation même du OG pour toute une génération : son regard hagard, sa main au geste funeste, et tout est dit de lui. Jill Chauvat se réapproprie notre mémoire collective en en conservant la pulpe, l’essence primale, sans chercher à ce que cela se voit : « chacun se fait sa propre histoire », précise t’elle.
A regarder son Couple dans le métro, ou Moon x Camille x Cyprien, il semble que l’artiste, formée aux Beaux-Arts de Lorient et de Caen, s’applique à diriger son intérêt sur le centre de la rétine, en portant le regard sur des ambiances, des atmosphères plutôt que sur des généralités maintes fois rebattues.
Si les références musicales sont récurrentes (IGOR, CHAKA, notamment), c’est parce que Jill chérit la notion de sample qui, comme en matière de son, consiste à recycler des images, des archives afin de leur donner une existence alternative dans notre présent : « mon travail parle du temps qui passe, d’un regard tourné vers le passé qui tente de ramener les choses au présent ». Il y a de la nostalgie dans son geste, dans son désir de courir après un flux qui jamais ne s’interrompt, et fait déjà de la minute d’avant une antiquité.
Ses œuvres rappellent son goût pour la bande-dessinée, les mangas, avec cette invitation faite au spectateur de se pencher sur les détails, les nuances des épidermes luisants des sumotoris, la mine mélancolique de ce fumeur accoudé à une chaise, croqué à bout de pastels gras. Un patchwork qui rappelle, sans conteste, nos mémoires accidentées, envahies de ces irruptions des réseau sociaux, et des nouvelles figures de la culture mainstream. Jill Chauvat relate ainsi tout ce qui peuple nos rêveries sans même que nous le réalisions, réinventant nos archives collectives pour leur conférer une place aussi signifiante que des pièces de musées.
La cohérence de son travail : son souhait affiché de ne pas se limiter et de faire de sa toile, de son papier à dessin un terrain de jeu foisonnant où tout est autorisé : elle étire, rétrécit, confronte et sacralise ces visages, mouvements d’hier et d’aujourd’hui avec une humilité rare. Abandonnant l’idée de s’enfermer dans une seule pratique, dans son trait et sa technicité riches, elle va jusqu’à questionner l’objet livre, en s’autorisant des recherches graphiques par le biais de la microédition (PLAY, 2021).
Elle a le sens de l’émulation : intégrant des groupes à géométrie alternative qui « partagent des expériences de création », elle évolue aux côtés d’Emmanuel Mousset, Étienne Boissier aka Artiste Pingre, ou Antoine Paris ; c’est bien l’amitié qui la relie à ses sœurs et frères en art, et avant tout.
Quand on lui demande si le statut fragile de l’artiste l’inquiète, elle répond, tranquille : « j’ai toujours ces craintes, mais il n’y a pas grand chose à faire d’autre ». Après tout, créer, c’est une dynamique, un art de vivre visant à faire, sans jamais s’arrêter. Si Jill Chauvat se retourne, ce n’est pas pour reculer, juste pour mieux constater tous les interstices du passé à réintégrer dans sa temporalité idéale.
Images@JillChauvat