Chroniques

Femmes la nuit

Elles aiment danser et boire. Ou alors, boire, puis danser. C’est comme cela depuis toujours : dès le mercredi soir, elles enfilent les robes les plus courtes possibles, des combinaisons aux échancrures effarantes, s’enroulent dans leurs éternels trench-coat, et s’engouffrent au Kiss, le bar de leurs instants dérobés à leurs semaines de marathoniennes de bureau.

La première qui arrive commande pour les autres : parmi elles, prof de taï-chi/nutritionniste/influenceuse, thésarde survoltée, avocate pour qui la vie privée commence à 22h, artiste pour qui la nuit est le début de la journée, cdd-tiste en reconversion, chômeuse émergeant de la torpeur de sa culpabilité de candidate en pantoufles, unanimement éreintées à l’idée de ne consacrer leur vie qu’à la lutte pour leurs droits, leur indépendance et la recherche du compagnon idéal.

Shot après ballons de blanc après pintes, elles se déroulent le nuancier gris pastel de leurs quotidiens à rallonge, entre amours tâtonnants, goujateries d’open-space et visions de l’avenir hallucinées ; au fil des heures, les coudes se moulent au zinc collant.

Au premier soir, il s’agissait surtout de trouver un refuge, dans l’espoir de repousser l’heure de l’insomnie. Et puis, peu à peu, entre les regards anesthésiés des bars du 11ème et le cœur palpitant de ce cloaque de périphérie, elles avaient fait leur choix. Et n’étaient pas les dernières à soumettre leurs confidences à la sagesse des travailleuses lascives installées là, toutes ceintes de cuissardes et robes en vinyle.

Au fond de leurs verres, il y a quelque chose qui les terrifie, ou ne passeraient-elles par leur temps à les remplir. D’ailleurs, parfois dégouline t’il un peu, au milieu de la piste de danse, ce torrent de larmes rageuses intérieur, alors que résonne, pour la énième fois de la soirée, « You’ve got to show me love », ruinant au passage un trait d’eye-liner qui ne tient jamais ses promesses, et alors, tant pis.

Ignorant qu’elles sont déjà les géantes de leur temps, elles tentent de rendre du sens à coup de conciliabules de comptoir. Au bout de leur ivresse, il y a ce goût pour les limites à franchir, les plafonds en acier trempé à fracasser, des amours compliqués à confesser.

Les titres qui passent sont des doublons du Top Machine, et du pire de la pop-électro-afro-latine. Pourtant, lorsqu’elles ôtent leurs pardessus, blousons, chemisiers, débardeurs, soutifs, que les coiffures se défont, c’est comme si la nuit se faisait encore plus dense. Elles évoluent sur la piste comme si leurs vies en dépendaient, éreintant leurs hanches sur des rythmiques improbables, pourvu la transe et la sueur. Leurs seins sans entraves, le duvet de leurs aisselles exposé au clair-obscur, l’établissement n’appartient qu’à elles. Elles penchent, ondulent, s’enserrent, envoient des baisers à des piliers de bar ; seul importe l’ ici et maintenant.

Au bout d’une banquette crevée, éclat de rire un peu éraillé par la clope de trop : « Mais mon amour, la transgression, c’est avoir des seins et une chatte, et s’en foutre royalement ». Loin de la lumière crue des salles de réunion, du manspreading sur la ligne 9, des opinions non requises et des yeux de crocodile qui scrutent et jugent, elles opèrent une sororité fiévreuse, imbibées de bourbon ou de Coca Light. « Keep on moving » chantent-elles à tue-tête, alors que la rumeur matinale s’installe peu à peu.

Image@Joshua K Jackson

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