Chroniques

La chaise

Bien droite, devant sa pinte, qu’elle a commandé pour se donner une contenance plutôt que pour son besoin immédiat de houblon et d’intestins ballonnés, elle contemple les clients. Il y en a qui semblent boire pour reprendre confiance, d’autres qui mordent les rebords de leurs chopines bien plus qu’ils ne les vident. Il y a ceux qui comptent les shots vides comme certains alignent les médailles, et ceux qui s’étonnent de se retrouver là, préférant contempler la déco plutôt que de s’hydrater un peu.

Elle a soif mais la tension qu’elle héberge dans sa poitrine depuis quelques jours la laisse sans aucune force. Les bouffées de chaleur succèdent aux frissons, elle aurait dû lui en parler plus vite. Mais coincée entre la crainte de la stigmatisation et le regard de pitié, elle avait préféré précipiter le soir de la rencontre, optant pour une version un peu plus hardcore de la réalité : la simple vérité, sans détours et sans justifications. Parce que le fait même d’exister ne devrait souffrir aucune préparation préalable.

Il arrive, un peu essoufflé, alors qu’il est loin d’être en retard. Ses yeux s’arrêtent sur le dossier de sa chaise : elle a choisi à dessein ce pub, pour sa grande baie vitrée qui laisse visible tout le corps des consommateurs installés là. Sans se départir de son sourire, il entre et se dirige vers elle en la saluant d’un hochement de tête, un brin de muguet à la main.

« Regarde, c’est le premier de la saison ! Je me suis dit que te faire don de quelques clochettes nous porterait chance. Je crois que d’ici la fin de la semaine, toute ma terrasse en sera recouverte, non ?

– Tu crois ?

– Ah, c’est toi la botaniste, à toi de me dire ! Parce que…

– Tu n’as pas eu trop de mal à trouver ?

– J’ai suivi les traces de roues de ta chaise, et elles m’ont menées directement ici. »

Elle reste interdite, mal préparée au registre comique dans une telle situation.

« Tu comptais me l’annoncer le jour de nos fiançailles ?

– Parce que tu penses déjà à ça ?

– Qu’est ce que tu n’as pas compris le jour où je t’ai demandé s’il existait un détail notable dans ta vie que je devrais connaître avant de te rencontrer ?

– Je t’ai répondu, il me semble.

– Oui, tu as évoqué ton border collie.

– J’ai pensé que c’était important de…Tu n’es pas fan des chiens, rapport à cet incident, dans un cirque…

– …et cela n’est certainement pas le sujet fondamental, ce soir. Tu as commencé de boire sans moi ?

– Le masque m’assèche la gorge, j’avais soif.

– Tu te trouves souvent des excuses, non ?

– Ça m’arrive. Je devrais être désolée d’être appareillée, peut-être ?

– J’espérais un peu plus de sincérité, tu sais, le ciment du couple, tout ça…

– Si je te l’avais balancé plus tôt, ou si tu avais vu des photos de moi en fauteuil, tu aurais swipé à droite ?

– On ne le saura jamais.

– Menteur.

– Dissimulatrice. »

Le serveur dispose une assiette de frites sur leur table : « je vous apporte le ketchup et la moutarde de suite. »

Lui la fixe d’un regard interrogateur.

« Tu avais commandé ?

– Non…ce n’est pas toi ?

– Je ne mange jamais trop gras le soir, en particulier pendant un rencard.

– Et tu en as souvent, des rencards, en ce moment ?

– Je ne suis pas à plaindre. Par contre, on peut savoir pourquoi tu en enfournes une poignée d’un coup, si tu ne les as pas demandées, ces frites ?

– Qui oserait ôter le pain de la bouche d’une jeune femme en situation de handicap ?

– C’est honteux…j’adore. »

Au bout de quelques heures, elle l’interrompt :

« Tu ne comptes pas boire d’alcool, ce soir ?

– …et c’est comme ça que j’ai décidé de reprendre mes études. Tu interromps souvent les gens avec cette délicatesse ?

– Possible. Alors ?

– Non, je ne compte pas boire de la soirée, tu as très bien compris. La limonade au maté me convient parfaitement.

– Pourquoi ? Tu as peur que je t’assaille contre ta volonté ?

– Pas improbable, mais surtout, ma crainte est que si nous faisons l’amour tout à l’heure, et/ou que l’on planifie de nous revoir, tu ne t’imagines demain matin que je n’avais pas toute ma tête, en particulier si je ne réponds pas dans la minute à tes textos angoissés.

– Mes textos angoissés ? Parce que tu crois que je mise exclusivement sur tes talents et tes charmes pour faire des folies de mon corps, ou pour sortir ?

– Tu aurais tort de t’en priver, en tout cas. Tu en as beaucoup des rencards, en ce moment ?

– Tu es mon troisième de la semaine.

– Ah, je l’ai méritée, celle-là…Écoute, même si on n’est jamais sûr de rien, j’ai l’intuition qu’on a bien des choses à se dire, tous les deux.

– Aïe, moi qui espérais qu’on avait fait le tour. »

Il y aura bien des nuits à cette image, entre ces deux-là, et puis, peut-être se sépareront-ils, peut-être pas ; à toutes les réalités se rattache cette dualité étrange qu’on tente de vivre en même temps. Eux en ont choisi une bien particulière, laissons-les donc la vivre en secret.

Crédit photo : Gisèle Freund, ” Frida Kahlo et son médecin Juan Farill, Mexico City 1951 ” (© Philippe Migeat – Centre Pompidou, MNAM-CCI /Dist. RMN-GP © Estate Gisèle Freund/IMEC Images)

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