Chroniques

Le monde d’après

Presque dix minutes qu’il s’acharne sur la sonnette de l’immeuble, déchirant la quiétude de son exil confiné. Elle pourrait lui ouvrir, songe t’elle depuis son poste d’observation (sa terrasse, tenant plus du boudoir que d’un espace de verdure savamment aménagé ).

Il a l’air si fier, le pauvre, avec son t-shirt blanc, son chino fraîchement repassé et ses Birk élimées, qu’elle se sent presque coupable. Mais, avec son placard à provisions débordant de victuailles, ses abonnements à des plateformes musicales et de films, sa bibliothèque pleine à craquer, elle n’ose pas lui annoncer qu’elle a décidé d’annuler le reste de l’année à venir. Rien que ça.

Elle mord dans une banane tout en le scrutant s’allumer une énième cigarette : la reconnaîtra-t’il avec son nouveau ventre rebondi et ses cuisses en perspective, faute d’avoir songé à ajouter une activité physique au combo canapé-réfrigérateur-toilettes (par nécessairement dans cet ordre) ?

Alors que certain.e.s de ses ami.e.s s’étaient inquiétés de sa vie amoureuse en suspens, elle s’était surtout préoccupée de savoir si son traiteur japonais favori maintenait la livraison à domicile.

Et puis, c’est qu’elle en a entendu parler, de ces couples qui se terrent chez eux, de crainte d’être sollicités pour des apéros en pleine pandémie, de ces seniors mimant la sénilité et débranchant leurs sonotones pour qu’on la leur fiche enfin, la paix royale. Des amateurs : s’éclipser, elle s’y connaît mieux que quiconque. L’histoire du colloque pour s’envoler en solo vers des city-trips lointains, un classique. La retraite de jeûne entre collègues lui permettant une quasi-autarcie sous une yourte dans les Cévennes, risqué mais réussi.

Elle aime prendre la tangente sans se sentir à la marge, aussi opte t’elle toujours pour un mensonge plutôt que pour la grise réalité : elle préfère la compagnie de sa solitude au commerce de ses congénères. Au moins là, elle s’entend parler.

Elle retourne à sa banquette, et finit de siroter son troisième spritz de l’après-midi : tiens, avec de la limonade, c’est encore meilleur, sous cette chaleur. Elle visualise très bien son monde d’après lui : le célibat, ses fulgurances, sa frénésie, sa liberté…

Le voici qui appelle à nouveau : son mobile avance à petits pas sur un tas de cartons de crèmes glacées. Tout de même, c’est bon de le savoir si près, si inquiet. Qu’inventera t’elle, cette fois ? Au regard de la situation, et de son envie croissante de prolonger cette parenthèse enchantée, elle est tentée de lui proposer de faire une pause.

Sauf qu’il pourrait bien finir par y prendre goût ; les filles compliquées, c’est sympa, sauf sur la durée. Et puis, s’il n’y a personne à fuir, quelle saveur auront désormais ses entourloupes de fugueuse trentenaire, sinon celle, un peu rance, d’une jeune femme inapte à la trivialité de la vie conjugale ?

Coucou, suis de garde ce soir et demain (émoticône fusée), te rappelle lundi (émoticônes souris, abricot et téléphone) ”

Enfin, il s’éloigne. Un week-end de rab’, c’est toujours mieux que rien.

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