Arts

Face au miroir

Qui n’a jamais ressenti cette étrange sensation de croiser son reflet, au détour d’une porte que l’on ignorait vitrée ? De se retrouver dans un restaurant devant son image inversée, convive inopportun que l’on n’attendait pas ?

Qu’il soit plan ou convexe, sphérique ou morcelé, le miroir reste l’un des éléments les plus familiers de l’histoire de l’art, traversant les époques et les styles en reflétant, œuvre après performance, les questionnements de notre temps.

Si Pline l’Ancien y fait référence au Ier siècle de notre ère (Histoire naturelle, Livre XXXIII), c’est que ses caractéristiques de toile éternellement vierge en font le support idéal de toutes les projections et usages, lui permettant de partir à la conquête des siècles.

Tour à tour ludique (Golden Mirror Carousel de Casten Höller), instantané d’un érotisme égotique (Bergström over Paris d’Helmut Newton), ou allégorie de la dévotion (Madeleine la Pénitente de Georges de La Tour), le miroir, tout en défiant les habiletés des artistes de tout courant, incarne le rôle de témoin privilégié de leurs intimités.

Selon l’historienne et théoricienne de l’art Soko Phay, « c’est parce qu’il est vide que le miroir est illimité » (Les Vertiges du miroir dans l’art contemporain, 2016) ; à travers une sémantique triple du miroir, la rigidité glacée du précieux objet devient, soudain, plus modelable que jamais.

Miroir │ Le voyage intérieur selon René Magritte :

René Magritte, La reproduction interdite, 1937 (Musée Boijmans Van Beuningen)

C’est Edward James, célèbre amateur et mécène du mouvement surréaliste, qui est représenté. On note un ouvrage posé sur le manteau de la cheminée : un exemplaire des Aventures d’Arthur Gordon Pym de Nantucket, roman d’Edgard Allan Poe, publié en 1838.

Dans cette œuvre, seul le livre est logiquement reflété, tandis que l’attention se porte sur un ailleurs singulier. Le personnage central ne parvient pas à voir la silhouette attendue : il y apparaît de dos, observant ce qui n’est habituellement pas à sa portée, dans une angoissante conversation avec une fulgurance occulte.

Bousculant le cadre conventionnel dans lequel le miroir s’imprime dans notre imaginaire, ce tableau lui ouvre des horizons inédits. Il trahit sa fonction initiale, fidèle contemplateur du réel, refuse de répondre à sa tâche, et nous oblige à expérimenter cet idiome ésotérique propre à Magritte.

Or, comment ne pas se sentir perdu face au rare instrument capable d’attester de notre présence au monde ? Sans sa franchise, pourrait-on avoir la certitude objective de notre vérité organique ?

Tel un appel à explorer les entrelacs les plus sinueux de notre inconscient, ce miroir-là se libère de sa passivité pour nous poser son énigme. S’agit-il d’affronter fièrement nos folies ordinaires ?

« Je est un autre » écrivait Arthur Rimbaud. Dans le miroir, il y a ce double que l’on met parfois une vie à prendre pour allié.

Miroir La mémoire sélective de Robert Smithson :

Robert Smithson
Déplacements de miroir au Yucatan (Yucatan Mirror Displacements, 1−9), 1969 (Musée Guggenheim – Bilbao)

Au cours d’un voyage dans le Yucatán, l’artiste a décidé d’élaborer neuf installations composées de neuf miroirs carrés identiques, dans des sites précis, en variant à chaque fois leur configuration, les prises de vue.

Ancrée dans le mouvement Land Art, cette œuvre détonne par le contraste qu’elle offre entre sa pérennité intrinsèque et la temporalité des reflets, uniques spectateurs de l’altération de la nature environnante. La superposition de la photographie et du miroir crée une troublante distance entre ce que l’on voit et ce qui fut.

L’artiste confronte également la forêt, mouvante et dense, à la solidité toute relative de son installation ; les miroirs diffractent les alentours et les rayons du soleil en morceaux épars, inventent des mouvements quasi surnaturels, piégés pour l’éternité dans quelques centimètres de pellicule.

Au travers de leur banalité, ces miroirs offrent des éclats fugaces, des « images en transit » (Catherine Francblin, Cahier du Musée d’art moderne, 1989) placées sous le bruissement ininterrompu de paysages vidés de leurs fantômes et légendes.

L’objet ainsi disposé manipule l’espace, exacerbe la profondeur, allant jusqu’à se fondre dans le décor ; autant de déplacements comme autant de points de vue.

L’œuvre n’est plus ce qui entoure le miroir, ou ce que celui-ci réfléchit, mais le miroir lui-même. Ici, le face-à-face n’aura pas lieu.

Miroir Au cœur de l’infiniment grand avec Yayoi Kusama :

Yayoi Kusama, Infinity Mirrored Room—Aftermath of Obliteration of Eternity, 2009 (MFA Houston)

L’immersion est totale : au sol, aux plafonds, des miroirs partout, dans une pièce plongée dans une obscurité aux allures de nuit étoilée. Bienvenue dans l’expérience de l’artiste Yayoi Kusama, passée de l’anonymat à icône pop en quelques décennies.

En langage Internet, le bruit, ce sont les spams, débats et gifs inutiles qui noient l’information digne d’intérêt ; l’Infinity Room semble faire office de cage de Faraday, nous isolant du vacarme, dans un territoire atemporel.

Au-delà du caractère profondément instagramable de l’œuvre, la structure classique est rompue : l’attrait n’est pas tant de se regarder que de contempler. Plus de haut, plus de bas, la perspective est confondante et laisse le visiteur au cœur d’une réalité aussi étourdissante que réconfortante.

Outil d’effacement et de disparition, le miroir nous élève non pas au rang d’intrus, mais de grains de sable, condensés d’atomes parmi tant d’autres. Notre narcisse intime et son besoin permanent de s’admirer se dissout dans un environnement qui existe sans lui et ne témoigne de rien.

Dans ce néant de quelques mètres carrés, les nuées de lumières sont autant d’âmes bienveillantes, ponctuations de ce qui était et qui persistera après nous. « Tant qu’ils me donneront l’infini, je continuerai à créer des œuvres autour du miroir » insiste Yayoi Kusama. Une infinité qui donne à ressentir un souvenir collectif, celui de notre irrésistible fugacité.

(Article publié pour la première fois dans Art’nMag #8)

Crédit image couverture : @Olivier Sidet

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