Like or die
6:30
Je suis réveillée par le réveil programmé sur mon I-Phone 5S. J’ai très mal dormi, n’ayant pas eu de nouvelles de Louis. Pas de messages nocturnes. Je file prendre ma douche, et me brosse les dents en tête à tête avec ma page d’accueil.
7:45
Je fais griller mes tartines. Je jette un œil sur mes mails. Rien. Je me régale de mes courriers indésirables.
8:30
Alors que je ferme la porte d’entrée, je me souviens que je n’ai pas vérifié ma page FB : j’y avais posté huit vidéos de chatons et une autre sur un débat à l’ONU. Je bouscule cinq passants et deux poussettes, mais personne n’a le temps de maugréer, tous concentrés qu’ils sont sur leurs portables. Un coup d’épaule et je fais tomber la tablette de mon voisin: j’échappe de peu à un coup de Taser.
8:32
Marie a obtenu quatorze commentaires pour sa nouvelle photo de profil, la garce. La mienne a juste reçu deux like et encore, l’un des deux était de moi, histoire d’encourager les autres.
9:10
A nouveau dans la rue. Difficile de tenir un parapluie et un mobile devant ses yeux, mais je commence à m’y faire. Tandis que je m’étonne des photos du lunch de Christophe, lui qui avait déprogrammé notre ciné pour cause de grippe, je me console avec deux nouveaux followers: ma cousine et son chien, Arsène. Pas question de bouder mon plaisir: je décide de faire le grand tour pour atteindre le bureau, et en profiter pour acheter un pain aux raisins.
9:16
Je tombe sur le compte Insta de Juliette et sur son nouveau bikini rose. Tout en la supprimant de mon compte, cette sacrée garce, je renonce à ma viennoiserie, au profit d’un paquet de biscuits secs allégés. Sur la chaussée, un homme s’agite, pieds nus et pantalons sur les chevilles, une main sur la gorge d’une jeune femme qui hurle. Je les photographie discrètement : j’essaierai d’en tirer quelque chose d’artistique, avec les filtres disponibles.
9:35
J’arrive enfin au bureau. Tous ont le visage plongé dans leur boîte mails. La mienne contient plusieurs messages intitulés « urgent ». Je me connecte discrètement sur Tinder. Aucun célibataire ne m’a attribué de cœurs. De rage, je supprime l’application. Je la réinstallerai plus tard dans la soirée, un peu ivre, probablement.
9:45
FB. Louis a posté quelques vidéos de son vernissage. Mines enjouées, fringues Zadig & Voltaire. Je like les pages d’artistes qu’il a ajouté à ses favoris, à l’aveugle. Je note qu’il a modifié son statut sur ”en couple”. Je fais de même. Ma mère m’appelle aussitôt, un « enfin » dans la voix : je la déçois.
10:00
Annabelle a critiqué la boss sur Twitter. Elle me maile pour me faire part de ses craintes quant à son avenir professionnel si elle venait à l’apprendre. Je lui réponds que les boss sont trop stupides pour surfer sur Twitter.
10:15
J’assiste à la mise à pied d’Annabelle. En larmes, elle quitte le bureau avec un carton sous le bras, comme dans les films sur la crise des subprimes. Je photographie la scène et poste le tout sur FB. Je sais que Louis aime la lutte des classes, les colères sociales. J’intitule l’image d’un «la force de travail a aussi une âme ». Bancal mais clair, il me semble, pour une déclaration d’amour à son attention, non ?
11:30
Toujours pas de like de Louis. Douze vidéos de pandas et un dossier survolé plus tard, je m’amuse à taper des statuts: Louis, mon amour, regarde-moi, ou Louis, je n’attends que toi. Je fais tomber une lourde gomme sur mon clavier. Le statut « Louis, mon corps t’appartient » apparaît dans le fil d’actualités.
11:31
Je supprime la photo en priant pour que personne ne l’ait remarquée. MP de Louis dont le contenu me glace « ??!! ».
11:44
Louis ne m’a pas supprimée mais cela ne saurait tarder. Comme un signe prémonitoire, le gourou de la presse underground, sur le mur duquel j’ai posté une plaisanterie pleine d’esprit, m’a soigneusement ignorée, au profit d’une photo de Bernard Minet. Je me sens chassée du Paradis.
13:40
J’ai réussi à boucler quelques dossiers, tout en ajoutant une nouvelle photo de profil : mon visage en noir et blanc, une fleur derrière l’oreille, en espérant que Louis y décodera que je ne suis pas une psychopathe, plutôt une romantique étourdie. Ma meilleure amie commente aussitôt : « et ton corps, il n’y a que Louis qui y a droit ? ». Je publie une photo de Kim Kardashian en robe fleurie, en la marquant au niveau de ses hanches. Fallait pas me provoquer.
14:02
Je sors prendre ma pause déjeuner. Je reçois un texto signé Louis. Il travaille dans mon quartier, et voudrait me parler. Il me donne donc rendez-vous, en tête à tête…sur Skype. Je m’interroge : suis-je prête ?
Hauts les cœurs !