[J’ai essayé pour vous] Entretien avec un contrat à durée déterminée.
“Signe!” “Je sais pas, j’ai comme un doute…”
Un long silence.
Je n’ose pas le regarder dans les yeux, alors, je fixe un point juste au-dessus de son épaule, histoire de donner une impression de concentration intense.
Je pense que je louche un peu, du coup.
Est-ce que vous comprenez notre positionnement ?
Je n’ai rien écouté, et pour cause : je crève de chaud.
Et puis j’ai faim, rapport à mon régime express afin de rentrer dans ce tailleur-spécial-entretien que je n’avais pas ressorti depuis des lustres.
Ma veste me serre sous les aisselles, ma ceinture me broie le ventre, mes pieds, comprimés dans les escarpins de ma pote Myrtille ont atteint un état de lividité cadavérique : quitter le bâtiment en rampant, ça, c’est fait.
Oui, absolument.
Le voilà reparti dans son monologue. Sa veste en velours laisse entrevoir des boutons de manchettes décorées d’une fleur de lys. Est-il noble ou juste horriblement has-been ? Sa raie sur le côté et sa montre aussi rutilante que les Champs-Élysées le jour de Noël me donnent la réponse.
Je ne sais pas s’il me parle ou s’il s’écoute parler. S’il s’écoutait, il se suiciderait sûrement.
Quand il aborde comment il a intégré l’entreprise, à vingt-deux ans, en sortant de KFC, pardon, de HEC, j’ose un regard vers la baie vitrée : quelle vue magnifique ! Cette salle serait parfaite pour mon anniversaire : on pourrait utiliser ce mec comme d’une piñata…
On est d’accord sur le principe, n’est-ce pas ?
Il fait le fier, sans que je sache bien pourquoi. Sans doute croit-il que je lui fais de l’œil : j’essaie juste de retenir mon eye-liner qui se mêle à ma sueur et menace de me rendre aveugle.
Tout à fait, c’est très juste.
Il ouvre le chapitre des qualités requises pour le poste. Je me concentre :
Le candidat de base se doit, au regard de la conjoncture actuelle, de posséder :
- des connaissances larges des institutions, du droit, de la médiation culturelle et du système économique européen,
- la maîtrise de Powerpoint, Photoshop et du logiciel de gestion COMPTASANSTVA,
- un CAP BBG (Boulangerie-Boucherie-Garagiste),
- un Master II en économie participative et en droit public,
- le CAPES,
- un LLM,
- ainsi que de très bonnes notions de marketing, de droit rural, de stylisme,
- une expérience à l’étranger…pour ce poste prestigieux d’hôtesse d’accueil.
J’acquiesce machinalement, trop occupée par une corde dépassant de son tiroir. Est-ce qu’il joue à se pendre, comme ça, entre deux rendez-vous ?
Vous souriez, et je le comprends tout à fait, mais comprenez bien que malgré les qualités de votre parcours et votre expérience, vous serez rémunérée, bien évidemment, sans que cela soit pris en compte.
Ah zut, la partie rémunération est en train de m’échapper !
J’ose un :
Je n’ai pas de prétentions particulières, juste un environnement de travail équilibré, stimulant et soucieux de voir une femme progresser. Et, somme toute, un salaire motivant me permettant de donner le meilleur de moi-même, voire, soyons fous, payer mon loyer.
Un silence, il me fixe, stupéfait.
Soudain, il éclate d’un rire tonitruant : les verres de ses lunettes explosent.
Des canines d’une longueur inquiétante dépassent de ses lèvres. Sa chemise se déchire : un torse velu. Ses narines fulminent, ses souliers craquent : des pattes griffues. Il est devenu si grand que son ombre a plongé la pièce dans l’obscurité.
Il me tend un papier dégoulinant d’un liquide rouge épais, contrat à durée plus-que-déterminée, puis-je déchiffrer. Et, d’une voix d’outre-tombe :
Alors là, vous alors, vous êtes une comique, hein ? Rien que pour cela, vous le méritez, ce poste ! Signez maintenant ! SIGNEZ !
Je mords discrètement dans une gousse d’ail et tire de ma poche mon pieu en bois. Comme quoi, les annonces Pôle Emploi, hein…